Le pinceau-livre

Le pinceau-livre

Rien ne s'oppose à la nuit - Delphine de Vigan

On m'a offert ce livre bien avant qu'il n'obtienne des prix littéraires et c'est un merveilleux cadeau!

L'auteur y décrit la vie de sa mère, depuis l'enfance de celle-ci jusqu'à sa mort. Sa maman se suicide à l'âge de 61 ans. L'écrivain se penche sur le passé de cette femme et donc de sa famille.

On retrouve dans ce livre l'écriture vive, vivante allais-je dire, de Delphine de Vigan, son sens de l'observation et de la description des situations familiales et de l'âme humaine.

J'avais lu "No et moi" et j'avais beaucoup aimé.

 

Dans ce roman familial, l'auteur y a sa place et on découvre son enfance écartelée, dissociée, dans la douleur et l'inquiètude de voir sa mère sombrer dans une maladie psychiatrique mal comprise.

On voit en parallèle la vie des grands-parents, famille nombreuse, en apparence joyeuse, somptueuse, brillante mais jalonnée de drames plus ou moins cachés ou carrément tus.

Comment survivre et se construire dans ces grandes tribus?

Bien sûr, on s'interroge alors sur nos propres vies, notre famille, quels sont nos choix et sont-ils imposés à nos enfants?

Faut-il aller chercher des souvenirs là où il n'y en a plus? Notre esprit est-il sage en gommant des espaces de notre enfance, nous protège-t-il?

On voit qu'on peut se construire aussi sur du désastre et qu'il y a en nous une grande capacité de résilience....

 

Chacun peut  retrouver dans ce roman, ses peines, ses souffrances et aussi ses grands bonheurs, une lecture salutaire donc!

 

Un extrait qui explique la démarche de l'auteur :

 

Je ne sais plus quand est venue l'idée d'écrire sur ma mère, autour d'elle, ou à partir d'elle, je sais combien j'ai refusé cette idée, je l'ai tenue à distance, le plus longtemps possible, dressant la liste des innombrables auteurs qui avaient écrit sur la leur, des plus anciens aux plus récents, histoire de me prouver combien le terrain était miné et le sujet galvaudé, j'ai chassé les phrases qui me venaient au petit matin ou au détour d'un souvenir, autant de débuts de romans sous toutes les formes possibles dont je ne voulais pas entendre le premier mot, j'ai établi la liste des obstacles qui ne manqueraient pas de se présenter à moi et des risques non mesurables que j'encourais à entreprendre un tel chantier. 

Ma mère constituait un champ trop vaste, trop sombre, trop désespéré : trop casse-gueule en résumé. 

J'ai laissé ma soeur récupérer les lettres, les papiers et les textes écrits par Lucile, en constituer une malle spéciale qu'elle descendrait bientôt dans sa cave. 

Je n'avais ni la place ni la force. 

Et puis j'ai appris à penser à Lucile sans que mon souffle en soit coupé : sa manière de marcher, le haut du corps penché en avant, son sac tenu en bandoulière et plaqué sur la hanche, sa manière de tenir sa cigarette, écrasée entre ses doigts, de foncer tête baissée dans le wagon du métro, le tremblement de ses mains, la précision de son vocabulaire, son rire bref, qui semblait l'étonner elle-même, les variations de sa voix sous l'emprise d'une émotion dont son visage ne portait parfois aucune trace. 

J'ai pensé que je ne devais rien oublier de son humour à froid, fantasmatique, et de sa singulière aptitude à la fantaisie. 

J'ai pensé que Lucile avait été successivement amoureuse de Marcello Mastroianni (elle précisait : "vous m'en mettrez une demi-douzaine"), de Joshka Schidlow (un critique théâtre de Télérama qu'elle n'avait jamais vu mais dont elle louait la plume et l'intelligence), d'un homme d'affaires prénommé Edouard, dont nous n'avons jamais connu la véritable identité, de Graham, un authentique clochard du 14e arrondissement, violoniste à ses heures et mort assassiné. Je ne parle pas des hommes qui ont vraiment partagé sa vie. J'ai pensé que ma mère avait dégusté une poule au pot avec Claude Monet et Emmanuel Kant, lors d'une même soirée dans une banlieue lointaine dont elle était rentrée par le RER, et s'était vue privée de chéquier pendant des années pour avoir distribué son argent dans la rue. J'ai pensé que ma mère avait contrôlé le système informatique de son entreprise, ainsi que l'ensemble du réseau RATP, et dansé sur les tables des cafés. 

Je ne sais plus à quel moment j'ai capitulé, peut-être le jour où j'ai compris combien l'écriture, mon écriture, était liée à elle, à ses fictions, ces moments de délire où la vie lui était devenue si lourde qu'il lui avait fallu s'en échapper, où sa douleur n'avait pu s'exprimer que par la fable. 

Alors j'ai demandé à ses frères et soeurs de me parler d'elle, de me raconter. Je les ai enregistrés, eux et d'autres, qui avaient connu Lucile et la famille joyeuse et dévastée qui est la nôtre. J'ai stocké des heures de paroles numériques sur mon ordinateur, des heures chargées de souvenirs, de silences, de larmes et de soupirs, de rires et de confidences. 

J'ai demandé à ma soeur de récupérer dans sa cave les lettres, les écrits, les dessins, j'ai cherché, fouillé, gratté, déterré, exhumé. J'ai passé des heures à lire et à relire, à regarder des films, des photos, j'ai reposé les mêmes questions, et d'autres encore. 

Et puis, comme des dizaines d'auteurs avant moi, j'ai essayé d'écrire ma mère. 

 



24/11/2011
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