Le pinceau-livre

Le pinceau-livre

Irène Némirovsky, Suite française

Un livre à vif et qui vous laissera bouleversé par le destin de cette femme, déportée, qui ne reviendra pas d'Auschwitz. elle n'aura pas le temps d'achever son œuvre. Bien des années plus tard sa fille publiera ce livre exceptionnel, car témoignage  direct de la période de l'occupation, avec ses peurs, ses anecdotes, ses destins tragiques , ses lâches, ses héros et l'immense majorité silencieuse....

Présentation de l'éditeur
Écrit dans le feu de l'Histoire, Suite française dépeint presque en direct l'exode de juin 1940, qui brassa dans un désordre tragique des familles françaises de toute sorte, des plus huppées aux plus modestes. Avec bonheur, Irène Némirovsky traque les innombrables petites lâchetés et les fragiles élans de solidarité d'une population en déroute. Cocottes larguées par leur amant, grands bourgeois dégoûtés par la populace, blessés abandonnés dans des fermes engorgent les routes de France bombardées au hasard… Peu à peu l'ennemi prend possession d'un pays inerte et apeuré. Comme tant d'autres, le village de Bussy est alors contraint d'accueillir des troupes allemandes. Exacerbées par la présence de l'occupant, les tensions sociales et les frustrations des habitants se réveillent…
Roman bouleversant, intimiste, implacable, dévoilant avec une extraordinaire lucidité l'âme de chaque Français pendant l'Occupation, enrichi de notes et de la correspondance d'Irène Némirovsky, Suite française ressuscite d'une plume brillante et intuitive un pan à vif de notre mémoire.

Extrait :
Chaude, pensaient les Parisiens. L'air du printemps. C'était la nuit en guerre, l'alerte. Mais la nuit s'efface, la guerre est loin. Ceux qui ne dormaient pas, les malades au fond de leur lit, les mères dont les fils étaient au front, les femmes amoureuses aux yeux fanés par les larmes entendaient le premier souffle de la sirène. Ce n'était encore qu'une aspiration profonde semblable au soupir qui sort d'une poitrine oppressée. Quelques instants s'écouleraient avant que le ciel tout entier s'emplît de clameurs. Elles arrivaient de loin, du fond de l'horizon, sans hâte, aurait-on dit ! Les dormeurs rêvaient de la mer qui pousse devant elle ses vagues et ses galets, de la tempête qui secoue la forêt en mars, d'un troupeau de b?ufs qui court lourdement en ébranlant le sol de ses sabots, jusqu'à ce qu'enfin le sommeil cédât et que l'homme murmurât, en ouvrant à peine les yeux.
? C'est l'alerte ?
Déjà, plus nerveuses, plus vives, les femmes étaient debout. Certaines, après avoir fermé les fenêtres et les volets, se recouchaient. La veille, le lundi 3 juin, pour la première fois depuis le commencement de cette guerre, des bombes étaient tombées à Paris ; mais le peuple demeurait calme. Cependant les nouvelles étaient mauvaises. On n'y croyait pas. On n'eût pas cru davantage à l'annonce d'une victoire. « On n'y comprend rien », disaient les gens. À la lumière d'une lampe de poche on habillait les enfants. Les mères soulevaient à pleins bras les petits corps lourds et tièdes « Viens, n'aie pas peur, ne pleure pas. » C'est l'alerte. Toutes les lampes s'éteignaient, mais sous ce ciel de juin doré et transparent, chaque maison, chaque rue était visible. Quant à la Seine, elle semblait concentrer en elle toutes les lueurs éparses et les réfléchir au centuple comme un miroir à facettes. Les fenêtres insuffisamment camouflées, les toits qui miroitaient dans l'ombre légère, les ferrures des portes dont chaque saillie brillait faiblement, quelques feux rouges tenaient plus longuement que les autres, on ne savait pourquoi, la Seine les attirait, les captait et les faisait jouer dans ses flots. D'en haut, on devait la voir couler blanche comme une rivière de lait. Elle guidait les avions ennemis, pensaient certains. D'autres affirmaient que c'était impossible. En réalité, on ne savait rien. « Je reste dans mon lit », murmuraient des voix ensommeillées, « j'ai pas peur. ? Tout de même, il suffit d'une fois », répondaient des gens sages.
À travers les verrières qui protégeaient les escaliers de service dans les immeubles neufs, on voyait descendre une, deux, trois petites flammes : les habitants du sixième fuyaient ces hautes altitudes ; ils tenaient devant eux leurs lampes électriques allumées malgré les règlements. « Mais j'aime mieux pas me casser la gueule dans les escaliers, tu viens, Émile ? » On baissait instinctivement la voix comme si l'espace se fût peuplé de regards et d'oreilles ennemis. On entendait battre les unes après les autres les portes refermées. Dans les quartiers populaires, il y avait toujours foule dans les métros, dans les abris à l'odeur sale tandis que les riches se contentaient de rester chez leurs concierges, l'ouïe tendue vers les éclatements et les explosions qui annonceraient la chute des bombes, attentifs, les corps dressés comme des bêtes inquiètes dans les bois quand s'approche la nuit de la chasse ; les pauvres n'étaient pas plus craintifs que les riches ; ils ne tenaient pas davantage à leur vie mais ils étaient plus moutonniers qu'eux, ils avaient besoin les uns des autres, besoin de se tenir les coudes, de gémir ou de rire en commun. Le jour allait bientôt paraître ; un reflet pervenche et argent se glissait sur les pavés, sur les parapets des quais, sur les tours de Notre-Dame. Des sacs de sable enfermaient les principaux édifices jusqu'à la moitié de leur hauteur, ensachaient les danseuses de Carpeaux sur la façade de l'Opéra, étouffaient le cri de La Marseillaise sur l'Arc de Triomphe.
Assez lointains encore, des coups de canon retentissaient, puis ils se rapprochaient et chaque vitre tremblait en réponse. Des enfants naissaient dans des chambres chaudes où on avait calfeutré les fenêtres afin qu'aucune lumière ne filtrât au-dehors, et leurs pleurs faisaient oublier aux femmes le bruit des sirènes et la guerre. Aux oreilles des mourants, les coups de canon semblaient faibles et sans signification aucune, un bruit de plus dans cette rumeur sinistre et vague qui accueille l'agonisant comme un flot. Les petits collés contre le flanc chaud de leur mère dormaient paisiblement et faisaient avec leurs lèvres un clappement léger comme celui d'un agneau qui tète. Abandonnées pendant l'alerte, des charrettes de marchandes de quatre-saisons demeuraient dans la rue, chargées de fleurs fraîches.
Le soleil montait tout rouge encore dans un firmament sans nuages. Un coup de canon fut tiré, si proche de Paris à présent que les oiseaux s'envolèrent du haut de chaque monument. Tout en haut planaient de grands oiseaux noirs, invisibles le reste du temps, étendaient sous le soleil leurs ailes glacées de rose, puis venaient les beaux pigeons gras et roucoulants et les hirondelles, les moineaux sautillaient tranquillement dans les rues désertes. Au bord de la Seine, chaque peuplier portait une grappe de petits oiseaux bruns qui chantaient de toutes leurs forces. Au fond des caves, on entendit enfin un appel très lointain, amorti par la distance, sorte de fanfare à trois tons. L'alerte était finie.

© www.gallimard.fr 2006





26/03/2010
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