Le pinceau-livre

Le pinceau-livre

Vie secrète - Pascal Quignard

Comment décrire en peu de mots un livre aussi dense, aussi passionnant?

La forme en est originale, c'est un essai romancé, très philosophique, qui interroge inlassablement sur la vie, la mort, l'amour, la sexualité. Les chapîtres et paragrahes ont des tailles diverses, il y a des réflexions qui tiennent en deux lignes tel un Haïku....

On peut le garder des semaines ensuite, l'ouvrir à n'importe quelle page et y trouver matière à méditer.

Ce n'est pas un livre facile, l'écriture est dense, le vocabulaire recherché, l'érudition de l'auteur est impressionnante! Il m'a fallu des semaines pour le lire et il va rester encore longtemps en ma compagnie pour y chercher encore des pensées qui méritent qu'on s'y attarde...

La venue au monde, l'amour et le trépas sont présents tout au long du livre, ces thèmes sont repris et disséqués et repris encore. On y retrouve aussi la musique, l'écriture, l'amour des livres.

 

Ce livre est à la fois lumineux et sombre.

La quatrième de couverture nous offre un résumé saisissant de l'oeuvre :

La vie de chacun d'entre nous n'est pas une tentative d'aimer.
Elle est l'unique essai.

 

Extraits :

 

"Les deux scènes. Il se trouve qu'il y a deux scènes qui sont invisibles à toute femme et à tout homme : une primitive, une ultime. (...)

La scène qui a manqué toujours à la vue de celui qui est présent est la scène primitive (la conception de notre corps, les conditions du désir qui y a présidé, la posture élue, l'identité de l'homme sur le corps de la mère en train de la saillir, etc.).

La scène qui manquera toujours à la vue de celui qui est vivant est celle de l'affrontement à la mort, la scène ultime (les circonstances de l'arrêt de la pulsation cardiaque qu'avait connue le foetus, et celles de l'asphyxie du rythme pulmonaire qui avait envahi au cours d'un hurlement le nouveau-né en le mêlant au langage).

Pour le dire en latin, ces images sont les Epouvantables. 
Pour le traduire en employant des mots grecs, ces scènes sont les Phobiques.

Pourtant elles hantent comme telles aussi bien la vision volontaire que le spectacle involontaire des rêves. La mémoire du passé, l'imagination de l'avenir se fondent dans leur carence révulsive.

Toucher ces deux scènes qui sont les extrémités de notre singularité est aussi désagréable et aussi intime que toucher la nudité visqueuse de notre oeil sans que la paupière se referme."

 

 

*

 

" Il y a de nombreux virtuoses qui ne font que reproduire ce qui est attendu d'eux. Ce sont ceux que le public préfère à juste titre, puisqu'en les approchant ceux qui les recherchent reçoivent ce qu'ils attendent. Ce sont les spectacles les plus fastidieux et les plus inutiles.
[...] Mais il y en a quelques uns qui recommencent à zéro la partition et pour qui une ouverture n'est pas un savoir, ne sait plus rien, mais ouvre. La partition surgit sous leurs yeux et ces musiciens ferment les yeux. Ils l'éprouvent. alors quelque chose d'inouï en elle, à un moment d'elle, surgit soudain.
[...] Dans les contes anciens, la musique sidère même l'instrument."


*


" Il y a plus nu que la nudité. C'est l'angoisse. L'angoisse qui déchire soudain un regard me fait l'impression, quand elle surgit soudain et monte dans ce corps, d'une nudité plus impudique que la nudité elle-même. Parce que la nudité dévoile le corps tandis que l'angoisse dévoile l'identité et, derrière l'identité, son absence d'enracinement dans le corps.
L'angoisse est la seule nudité impudique de l'humanité.
Tout le reste est
denudatio"

 

*

«…la première attache au regard de la mémoire dans l’amour véritable[…] est la voix.
La voix bien plus que les traits du visage, les attributs, l’odeur, les marques sociales, la richesse, etc…
La voix et ce qu’elle contient (la parole).
[…]Curieusement il me semble qu’on peut dire : être touché par la voix est l’amour. »

 

*

La littérature est cet engagement de plus en plus profond, depuis sa source jusqu’à sa fin, dans le silence. L’invention de l’écriture est la mise au silence du langage. C’est une seule et même aventure dont on ignore l’issue. Ce que le langage oral ne peut dire, tel est le sujet de la littérature. Et quel est le silence ? Le langage en écho, l’ombre de la langue naturelle


*

                                                                                               

"    Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu'ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée. La curiosité de tout et une dissociation sans âge les rassemblent sans qu'ils se rencontrent jamais.
    Leurs choix ne correspondent pas à ceux des éditeurs, c'est-à-dire du marché. Ni à ceux des professeurs, c'est-à-dire du code. Ni à ceux des historiens, c'est-à-dire du pouvoir.
    Ils ne respectent pas le goût des autres. Ils vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnées, les zones d'ombre, les bois des cerfs, les coupe-papier en ivoire.
    Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves mais nombreuses. Ils s'entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leur bibliothèque tandis que la classe des guerriers s'entre-tue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s'entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs ou sur la surface des écrans gris, rectangulaires et fascinants qui se sont substitués à ces places.


*


    Le secret et le livre s'opposent au langage oral de la même façon que le solitaire vit à la périphérie des meutes qui entourent les laies.


*


    Quand les amoureux quittent leur corps nocturne, l'un se pose sur une branche au loin, l'autre s'accoude à la fenêtre.
    L'amour, c'est âme contre âme.


*


    Pourquoi l'amour est-il mystérieux (mystérieux veut dire mystique et mystique veut dire silencieux), inefable, indicible, inexprimable sous peine de mourir?
    Pourquoi la nuit sans sommeil forme-t-elle la tanière mystique de ce silence?


*


    Huit sont les témoins de l'amour : le cœur, les membres qui se refusent, le corps exténué, la langue nouée, la maigreur, les larmes, le secret, l'ardeur sexuelle solitaire. Tels sont les huit témoins de l'amour-passion.


*


    Huit sont les conséquences de l'amour. L'amour hâte le cœur, éteint les maux, écarte la mort, défait les liens qui ne le concernent pas, augmente le jour, racourcit la nuit, rend l'âme audacieuse, illumine le soleil. Tels sont le huit effets de l'amour-passion.


*


    Si on abandonne la description de ce qu'on éprouve parce que tout est déjà ressenti avant qu'on le suggère, alors on commence d'aimer. Quand on s'approche encore plus de l'autre que ne peuvent le faire le langage, la main, le sexe, la bouche, on aime."

 



16/08/2011
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