Le pinceau-livre

Le pinceau-livre

Terre des oublis - Duong Thu Huong

Ce livre est somptueux, dense, intense.Une femme, dans un Vietnam dévasté par la guerre a refait sa vie, son mari ayant été déclaré mort au champ d'honneur.
Ce qui pourrait être un banal roman avec le triangle habituel des personnages amoureux se révèle une analyse fine des sentiments et de la condition humaine.
A lire absolument!

un extrait :

"Un vieux, torse nu, se lève pour lui céder son tabouret.
Appuyant lourdement sa main desséchée, osseuse sur l’épaule de
Miên, il la force à s’asseoir face à l’homme aux sourcils rectilignes.
L’homme continue de la fixer des yeux, l’air tendu, le
visage fripé, les lèvres secouées d’un tic fébrile. Ce tic sur ces
lèvres livides étourdit Miên, il lui rappelle un visage noyé dans le
brouillard, qu’elle n’arrive pas à reconnaître. Il lui semble entendre
un nom résonner du fond de l’abîme, quelque part dans un
gouffre noir, glacé, où on n’entend que le vent gronder.
L’homme fronce soudain les sourcils. Les poils noirs se hérissent
en une ligne horizontale. Un long soupir retentit du fond de
l’abîme. Le son ébranle la mémoire de Miên. Un visage flou
glisse devant ses yeux... Des gouttes de sueur perlent sur le front
de l’homme. Ses lèvres livides tremblent de plus en plus rapidement.
Elles s’ouvrent... Miên sent ses pieds et ses mains se
glacer. Ces lèvres entrouvertes, ces yeux tristes scintillant sous
ces cils minces, elle les a vus, un été lointain. Un été furtif
comme un feu agonisant, bref comme les lueurs d’un ancien
crépuscule glissant à travers le ciel.
« Miên ! C’est moi, je suis revenu... »
L’homme se penche soudain par-dessus la table, balaie de
la main les tasses de thé à moitié vides et, d’une voix impérieuse:
« Miên... Je suis revenu... Je suis revenu... »
Miên avance la main comme si elle était aveugle et sourde de
naissance, tente de toucher les sons.
« Vous êtes revenu ? Vous êtes...
- C’est moi, je suis Bôn...
-Je... Vous êtes Bôn ?
- Oui, je suis Bôn, ton mari. »
Un silence pesant s’abat sur la maison. La foule retient
son souffle. Tout le monde attend la réponse de Miên.
Comme si elle avait perdu l’esprit, Miên répète les paroles de
l’homme :
« Je suis Bôn, ton mari ? Mon mari ?
-Oui, c’est moi, Bôn » répond l’homme d’une voix cassante.
Soudain, il hurle :
« Je suis là, Bôn, je suis revenu... »
Miên reste figée, éperdue.
Mon mari ? Mais Hoan est en train d’apporter la cargaison de poivre à
Danang. Il a promis de ramener un tricycle pour mon petit Hanh et de la
soie pour moi. La veille de son départ, il m’a demandé quelle couleur je
préférais, vert foncé, mauve ou jaune poussin. As-tu envie d’autre chose ?

Non, non, je n’ai plus besoin de rien, c’est plus que suffisant. Le ciel est
clair, la mer paisible. Dans une semaine à peine mon mari sera de
retour...
« Miên ! »
L’homme appelle de nouveau, sans se lasser. Mais Miên ne
l’entend pas. Elle revoit un autre visage. Un visage rayonnant,
avec des sourcils effilés sous un front large, un nez droit
comme celui des Occidentaux, des yeux tendres, des lèvres
douces, chaudes, ensorcelantes.
« Miên, je suis revenu... »
Ce n’est plus un appel fervent mais une prière, le murmure
feutré, assourdi, chaleureux des arbres au printemps, au fond
des vallées. Les sourcils rectilignes se haussent légèrement. Les
lèvres livides tremblent de nouveau :
« Miên, je suis revenu... »
Miên retire sa main. Elle vient de comprendre. La voix a
cogné la paume de sa main. On dit que, de toutes les parties du
corps, la paume de la main conserve le plus longtemps les
sensations, de même que l’oreille de l’éléphant garde la mémoire
des sons provenant de sept existences antérieures. Miên a compris
qui est l’homme assis en face d’elle.
Elle soupire d’une voix lasse :
« Grand frère  Bôn ? »

Il répond :
« Oui, c’est moi, je suis revenu. »
C’était son mari, quatorze ans plus tôt. L’âme errante qu’elle
honore sur l’autel depuis si longtemps s’est soudain réincarnée
dans ce corps noir, cette peau et ces lèvres cadavériques. Bôn est
revenu. Ce n’est plus le jeune homme qui fut son mari le temps
d’un été fugace. Ce n’est pas une âme errante non plus. Quelque
chose entre les deux. Miên comprend qu’elle est piégée. Elle ne
sait plus comment elle va vivre depuis que l’âme errante est
descendue de l’autel honorant le héros de la patrie pour s’asseoir
devant elle et boire goulûment le thé en la fixant de son regard
passionné.
Il a été mon mari. Mais cela fait près de dix ans que je vis avec Hoan et
notre mariage a été entériné par le ciel et par les hommes. L’avis de décès
de Bôn est arrivé plus de cinq ans après son incorporation dans l’armée.
Je n’ai épousé Hoan que deux ans après. Nous avons un fils. Je ne peux
pas quitter Hoan. Il est mon vrai bonheur...
La nuit submerge la maison. La femme se recroqueville dans
l’obscurité. Quelqu’un élève la voix :
« Allumez une lampe ! »
Une main jaillit devant les yeux de la femme, saisit le chandelier
posé sur le buffet.

« Allumez vite les chandelles. Mais où se trouve la lampe ? Où
êtes-vous, madame Huyên ?
¢ Elle était assise dans la rue. Elle a emmené le petit dès
qu’elle a vu madame Miên revenir.
¢ Prêtez-moi une boîte d’allumettes. Mon briquet n’a plus de
pierre à feu. »
De l’autre côté de la table, Bôn élève de nouveau la voix :
« Miên ! »
Ce n’est plus une prière, c’est une supplication. Miên voit son
regard percer l’ombre. Un regard de naufragé.
Bôn est revenu du front. Quelle femme oserait jamais tourner le dos au
mari qui revient de la guerre ?
Miên comprend qu’un fantôme revenant à la vie est trois fois
plus assoiffé de vivre qu’un homme ordinaire. L’homme qui
revient de la guerre bénéficie naturellement d’une reconnaissance
spéciale de la communauté. Quand il élèvera la voix pour
réclamer sa part de bonheur en ce monde, personne n’osera la lui
disputer. "




28/04/2009
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